«La Confédération a flingué les casinos qui avaient des buts d'utilité publique»

Dimanche 28 octobre 2001

Après la divulgation de la répartition de licences de casinos A et B, les réactions se multiplient en Suisse romande. A la joie des promoteurs du Casino de Granges-Paccots (FR) répond la profonde amertume du maire de Bienne, qui devra faire fermer le sien. Directeur de la Loterie romande, Philippe Maillard ne digère pas l'éviction complète de la Romande des Jeux de la nouvelle carte des casinos

Le profil bas, c'est fini. Si la Romande des Jeux a mis jeudi une sobriété de boxeur sonné à «regretter de n'avoir reçu aucune concession de casino», l'heure est déjà à la contre-attaque. Vendredi, Philippe Maillard, directeur de la Loterie romande et véritable stratège de cette Romande des Jeux aux ambitions de régulateur des paris romands, ne masquait plus sa révolte. Entretien.

Le Temps: Comment réagissez-vous à l'éviction de la Romande des Jeux?

Philippe Maillard: Les dés étaient pipés! A l'origine, j'ai une formation de géographe, et en tant que tel je suis fasciné par l'énorme tache blanche qui marque la zone entre Genève et Berne sur la carte des nouveaux casinos. Rien dans tout le Nord vaudois, rien dans le canton de Neuchâtel, plus rien en Ville de Bienne… Si l'objectif est de drainer un maximum de fonds vers l'AVS, c'est totalement contradictoire. La seule explication plausible, c'est que la Confédération a délibérément flingué les casinos dépendant prioritairement des collectivités publiques. Je ne parle même pas de la Romande des Jeux, c'est tout aussi évident en ce qui concerne les villes de Genève et de Bienne.

– Vous ne croyez pas à l'objectivité des critères de choix?

– J'entends bien que la Commission fédérale des jeux nous dise exactement ce qui a dicté ses choix. Je veux que les critères finaux utilisés soient parfaitement éclairés. Quel attrait touristique justifie l'attribution d'un casino à Courrendlin? Quelle rentabilité fait préférer ce projet-là à celui présenté par La Chaux-de-Fonds? Pourquoi a-t-on dit que les casinos B devraient avoir un revenu brut des jeux de l'ordre de 20 millions de francs, alors qu'il y en a sept – Arosa, Davos, Courrendlin, Zermatt, Crans-Montana et Saint-Moritz – qui ne s'en approchent même pas!

– N'y a-t-il pas eu des faiblesses dans vos dossiers, comme l'a laissé entendre le président de la Commission des jeux, Benno Schneider?

– J'attends qu'on me démontre ces prétendues faiblesses. On nous fait passer pour des rigolos incompétents, alors que notre partenaire Holland Casino est retenu dans le projet de Lugano, auquel il participait aussi. Bizarre, non? Holland Casino, qui a aussi mis en route le Casino de Montréal – situé dans le top 20 d'Amérique du Nord. Je ne crois pas que nous étions moins bons que le groupe Barrière, qui a imposé Montreux en n'ayant à proposer qu'une rentabilité à la française, qui est notablement inférieure à celle des casinos hollandais.

Au passage, concernant le Casino de Montreux, je note que toute concurrence lui a soigneusement été épargnée, à part Fribourg. Là, c'est un fief démocrate-chrétien, Ruth Metzler ne pouvait quand même pas y toucher… Mais on va pouvoir vérifier si Montreux atteint ses objectifs surévalués. Que se passera-t-il si ce n'est pas le cas? où sera la sanction?

– N'était-il pas arrogant de la part de la Romande des Jeux d'agir seule, sans s'entendre avec des casinos comme Montreux ou Genève?

– Les statuts de la Loterie romande lui interdisent de participer à un projet qui ne viserait pas à 100% un but d'utilité publique. Il nous était ainsi impossible d'envisager une participation croisée avec Montreux. Avec Genève, les choses auraient pu être différentes, mais là c'est une question de personnes. André Hediger a une vision de l'utilité publique qui s'arrête à la Versoix, la nôtre englobe toute la Romandie.

– Pourquoi la Confédération aurait-elle pris la décision d'écarter les casinos en mains publiques?

– Pour des raisons politico-idéologiques. Madame Metzler s'en tient mordicus à une interprétation de la votation de 1993, selon laquelle les Suisses auraient voulu une gestion libérale des jeux. C'est faux. La libéralisation des jeux a été admise, mais tous les sondages que nous avons faits démontrent que la population accepte que l'argent du jeu soit considéré comme une sorte de ponction fiscale. A l'inverse, la Confédération a suivi la logique alémanique dominante, qui se fiche de toute considération sociale. Sinon, pourquoi nous écarter, alors que la Confédération reconnaît que notre projet de lutte contre la ludomanie est le seul valable?

– Et la défense du produit fiscal confédéral?

– L'argument a certainement pesé. Flinguer l'utilité publique revient à éviter des dégrèvements fiscaux, et Berne y a visiblement pensé. Mais là encore c'est contradictoire. Tout le monde sait que les Casinos de Divonne et d'Evian avaient peur de Lausanne, pas de Montreux. A leur place, j'aurais fait un feu d'artifice jeudi. Ce sont des millions qui vont continuer à échapper au fisc suisse pour être perdus en France.

– Estimez-vous avoir été bien soutenus par les cantons romands?

– (silence) Bon… On a peut-être surestimé le poids et l'ardeur que les cantons pouvaient investir dans la défense de ce dossier. Il n'empêche qu'ils ont tous avoué que le modèle proposé par la Romande des Jeux leur convenait. Avec les projets privés qu'ils avaient sur leur territoire, ils ont cru qu'ils n'auraient pas la possibilité de s'impliquer davantage. Mais là, je crois qu'ils n'ont pas vu passer le puck: car la population trouve obscène que des privés s'enrichissent avec l'argent du jeu.

– Le revers que la Romande des Jeux essuie aujourd'hui préfigure-t-il une attaque contre la Loterie romande elle-même?

– En ce qui concerne les loteries, la Confédération a aussi son projet. Le mot «concession» a déjà été prononcé. S'il s'agit d'une redistribution sur le modèle de ce qui a été vu jeudi, et cela augure plutôt mal de notre avenir: il faudra nous défendre.

– Comment voyez-vous l'avenir de la Romande des Jeux?

– Je ne la vois pas se dissoudre dans l'immédiat, ne serait-ce que parce que les cantons doivent justement rester vigilants pour sauver leur loterie, et garder cette structure de régulateur des paris (gaming-board) que nous avons cherchée. Il y a aussi quelques autres problèmes à régler, comme la revente du Château d'Ouchy.

– Un Château qui a coûté combien?

– Il a bien coûté 34 millions, mais pas un sou d'argent public. Le financement de la Loterie romande est entièrement privé.

– Pourquoi vous battre encore, alors qu'il n'y a pas de recours ouvert contre les décisions de jeudi?

– Je vais volontiers admettre que je suis un mauvais perdant. Je veux que toutes les incohérences de l'attribution des concessions soient exposées au grand jour.

(source : letemps.ch/Laurent Busslinger)